Le vent Cinghalais
conte par Luc Durtain

 

Connaissez - vous, peut - être, l'île de Ceylan ? Non ? Eh bien, c'est dommage ! Du plus loin que les marins la distinguent à l'horizon, sur la molle houle vernie de l'Océan Indien, elle apparaît en sa dignité suprême: dans l'azur tendrement bleu, toujours une couronne de nuées flotte au dessus d'elle ainsi qu'un nimbe, ou se pose au front de ses cimes. Ceylan est la reine des îles.
Lorsqu'Ève et Adam furent chassés du Paradis terrestre, Ceylan leur fut donnée comme la seule contrée du monde qui pût les consoler d'une telle perte. La preuve de leur pérégrination subsiste encore aujourd'hui. D'abord cette ligne de récifs, entre l'île et l'extrémité de l'Inde, qui s'appelle la chaussée d'Adam : les pas d'Ève, blessée dans sa fuite, l'ont de place en place ensanglantée de corail. Puis, sur le Pic d'Adam qui domine Ceylan de sa pyramide hardie, la colossale empreinte marquée par le pied de l'Ancêtre. On raconte que le Bouddha, puis saint Thomas, ont posé ici leur sandale, mesurant ce que l'homme a perdu depuis les temps ineffables.
Vous voyez donc qu'un lien secret vous attache à Ceylan. Il en est un autre : le parfum de ces feuilles noires, sèches, enroulées, qui ne sont pas mêlées, comme dans le thé de Chine, aux fleurs torréfiées du camélia ou du jasmin. Mais qui loyalement font monter de votre tasse le climat odorant des pentes où elles ont crû.
Cette île merveilleuse et charmante, les peuples jamais ne la désignèrent qu'avec des mots qui caressent. Les Grecs et les Persans la nommaient Taprobane, c'était la terre de la cannelle et du cinnamome. Les pilotes arabes, Serendib: le jardin du rubis et de l'hyacinthe. Pour les Siamois, elle est Lannka-la- Divine. Pour les Hindous, la perle sur le sourcil de l'Inde. Mais les Cinghalais entre eux l'appellent " la Mère de la Race des lions. "

 

Ceylan beaucoup de rizières, beaucoup de jungles, beaucoup d'éléphants, beaucoup de lacs, beaucoup de montagnes. Elle n'a que deux vents : le Vent du Nord, ou plus exactement du Nord-Est, et le Vent du Sud, qui viendrait plutôt du Sud-Ouest.
Ces deux vents-là n'ont pas du tout le même caractère.
Le Vent du Nord est froid, autant que peut l'être un vent à Ceylan : C'est-à-dire qu'il vous semblerait presque tiède. Néanmoins il flétrit les verdures équatoriales et fait frissonner les Cinghalais et les Tamils. Il est, pour eux, méchant et sec. Le Vent du Sud, au contraire, souffle une haleine chaude et humide. C'est à lui d'apporter l'eau à ces bassins fleuris de sculptures où s'ébattent des femmes basanées, les narines percées d'un diamant.
Vers le côté de l'île où le Vent du Nord règne sans obstacle, la jungle, la broussaille et la savane empiètent, de leurs sifflements maléfiques, sur l'hymne de la grande Forêt. Tandis qu'aux lieux dont le Vent du Sud reste à peu près le maître, grâce à l'abri des montagnes, les arbres gigantesques s'élèvent en paix auprès des cultures.
Alors, à la longue, les deux grands Êtres ont fait un pacte. Ils soufflent tour à tour, chacun durant toute une saison, sur toute l'île, plus fort sur le côté par lequel chacun l'aborde. Ils ne se disputent jamais entre temps, comme le font nos vents d'Europe que l'on voit alterner dans la même semaine, parfois même lutter à plusieurs dans une journée. Mais il est plus facile de s'arranger à deux, que lorsqu'on est quatre !
Or, à chaque changement de tour, le Vent du Nord et le Vent du Sud ont convenu de se rencontrer sur le Pic d'Adam, auprès de l'empreinte sacrée. C'est merveille de les voir, l'un devant l'autre. Le Vent du Nord haut comme une trombe, à huit jambes et huit bras terribles; et le Vent du Sud aux lèvres sinueuses, couleur de la fleur du cattleya, silhouette agile, qui, de l'orteil au front porteur de lumière, semble sourire comme le visage.
Cet hiver, donc, le Vent du Sud s'en allait au rendez-vous bisannuel. C'était à lui de prendre son tour. Tout joyeux de quitter l'océan stérile pour retrouver l'île qu'il chérit, il enflait comme ses joues les voiles carrées des longues barques à balancier - il sait que tel est le plaisir du matelot - et, faisant résonner les orgues des cocotiers, accordait l'ample soupir au friselis des palmes grises.
- Mon frère du Nord les a terriblement desséchées! Il faudra mettre ordre à cela.
Toutefois, au lieu de débonder à l'instant l'une des outres gigantesques qu'il porte sous le bras, il s'amuse. Il balance dans les villages les noix de coco ou les régimes de bananes au-dessus de ces éventaires où s'accroupissent de graves hommes enjuponnés; il passe comme un acrobate sous les toits de bambou, coupés en sifflet, des chars que tirent les buffles; il secoue d'un arbre mort, comme d'étranges fruits, des douzaines de renards-volants suspendus par la patte, qui s'élèvent dans les airs en glapissant.
- Comment! Toutes ces rivières taries! Et ces réservoirs vides !
Mais, comme passe sur les champs l'un de ces épais nuages de papillons, longs d'un demi-mille, que l'on ne voit qu'à Ceylan, il pousse les bestioles sur une grand'route, où des automobiles croisent des cortèges d'éléphants : c'est si drôle, d'en fourrer plein les yeux des chauffeurs, et plein la trompe des bêtes qui reniflent! Le Vent du Sud est très capable de ces espiègleries. Si bien qu'il se fait attendre au rendez-vous.
- Toujours en retard ! grommelle le Vent du Nord.
- Tu comprends, dit en arrivant son camarade, c'est une histoire de papillons! Il faut te dire...
- Des papillons!... Étourdi ! Enfin, cette saison, je n'ai pas à me plaindre. J'ai bien travaillé ! Encore aujourd'hui, j'ai naufragé en mer quatre ou cinq jonques, et poussé les flammes des écobuages sur une savane, attaquant les troupeaux, cernant les villages. Voilà ce que je sais faire avec le Feu et l'Eau ! Puis, là-bas, dans l'Extrême-Nord, j'ai risqué un lointain voyage de découvertes. J'ai vu des choses extraordinaires.
- Une guerre encore, je parie ?
- Bien sûr! C'est la guerre qui me plaît chez l'homme. Elle le réhabilite à mes yeux... Il n'arrivera jamais à fabriquer l'ouragan ? Alors, il fait la guerre, afin de détruire autant qu'il peut.
- Tu viens de Chine, comme l'an dernier?
- Oh, de bien plus loin ! D'un petit cap de la terre d'Asie : on le nomme Europe. C'est du côté de l'île d'où nous arrivent ces Anglais qui ont créé tant de choses à Ceylan : des jetées, dont j'arrache les blocs à coups de vagues; des plantations, auxquelles je donne soif, très soif; et des villes, comme cette Colombo que je régale de miasmes, quand je me lève!
Le Vent du Nord narre toute son expédition en Europe. Si bien qu'il se fait tard. L'horizon qui règne sur vingt lieues autour des deux Êtres limpides prend une couleur de sang. Puis les ténèbres commencent à dominer.
- Oui, achève-t-il, les hommes d'Europe en sont arrivés à vivre sous terre, à se ravaler au rang des termites. Et figure-toi que leurs villes ont perdu le secret de la lumière ! ... Va donc voir leurs capitales et cet endroit qu'ils appellent le Front, non loin de ces montagnes qu'ils nomment les Vosges. Tu verras que la fin du genre humain est proche. Nous allons être débarrassés de cette arrogante espèce!
- Les Vosges ? Comment veux-tu que je me rappelle un nom si court ? Ici, une montagne, on la nomme par exemple Pigourou Talagala. Au moins, ces cohortes de syllabes savent s'emparer de la mémoire
Et, en souriant, le Souffle du Sud désigne une haute croupe ténébreuse que seuls des yeux de Génie peuvent apercevoir, à dix lieues de là, sous les étoiles.
Mais le Vent du Nord est parti. Plus qu'un mugissement qui décroît, faiblit dans l'espace. Le vent du Sud descend les pentes en frissonnant. Il est si frileux ! Maintenant, au travail! Il lui faut répandre ses bienfaisantes averses.
A l'instant où il s'apprête à incliner la première outre, un parfum d'aromates lui monte aux narines. Au fond d'une nocturne vallée, un bonze, vêtu d'une toge de soie orangée, chemine sur une route, accompagné, d'un serviteur qui élève une. torche de résine odoriférante. Le vieux prêtre sent venir l'orage, et se hâte. Et, sur des centaines de pas derrière lui, flotte une longue traîne de fumée qui embaume.
Le Vent du Nord a menti, se dit le Maître du Sud. Il n'est pas vrai que la civilisation puisse s'évanouir aussi vite qu'il le prétend: puisque, derrière ce seul marcheur, une simple buée persiste si longtemps.
Aux côtés de la suave exhalaison, le Vent observe un spectacle encore plus magique. C'est, à Ceylan, le temps des lucioles. Et, comme la malédiction du Nord s'est retirée, voici que s'inaugure une illumination magnifique, comme en connaissent ceux-là seulement qui sont venus dans l'île de Taprobane, je veux dire à Lannka-la-Divine. Dans chaque arbre des centaines de mouches à feu brillent d'une exquise lumière bleue. Toute la vallée palpite, comme l'obscure nef d'un temple où scintilleraient d'innombrables cierges.
- Le Vent du Nord a menti. Si de simples vers luisants savent déployer de telles fêtes sitôt que l'ouragan s'est tu, est-ce que les hommes peuvent laisser leurs cités royales s'éteindre à jamais ?
Et, saisi d'un respect religieux, le Vent du Sud attend, avant de libérer ses cataractes, que le saint homme soit rentré chez lui et que les lucioles se fatiguent de resplendir.

 

Une saison s'est écoulée. Et, avant de quitter File, le Vent du Sud retrouve le Vent du Nord sur le Pie d'Adam.
- Eh bien, qu'as-tu vu en Europe?
- J'ai vu. Mais attends, frère, que j'aie regardé ceci...
Cette fois, le rendez-vous a lieu vers l'aurore. Sous la coupole céleste, dans le gouffre des terres encore endormies, le pan d'ombre aigu projeté par le pie retire peu à peu sa noirceur bleue, d'un haut entablement carré, le Bible Rock, qui ressemble à un livre ouvert. Si bien qu'une splendide lumière rose embrase cet autel colossal où se célèbre la gloire de la création.
- As-tu fini? Je t'écoute ! grogne le Génie adverse.
- Oh, ça n'a pas été une petite affaire que de parvenir jusqu'en Europe ! J'ai dû me livrer à maints zigzags, et parfois suivre des directions fort étranges pour un Vent du Sud ! J'ai rôdé sur des eaux inconnues, heurté des monts qui portent le zénith, et failli périr de suffocation - moi qui pourtant me délecte de la chaleur - sur les déserts chauffés à blanc. Des Rafales, dont je comprenais à peine le langage, prétendaient me chasser. " Que viens-tu faire ici? " Je leur démasquais au visage le parfum des canneliers, la senteur des forêts : elles me laissaient poursuivre.
Ce n'est pas ce que je te demande. As-tu vu Paris ?
Attends encore. A la fin du jour, ayant dépassé les terres chaudes, j'ai traversé une mer couleur de violette et commencé de parcourir un pays aux campagnes bien travaillées, délicieuses, bien qu'on n'y voie point de palmiers. La nuit était venue, quand une jeune Brise m'a dit Que je volais au-dessus de Paris.
Ah! Ah Paris de goudron! Paris l'éteint! Paris le fini
Que contes-tu là? Assurément, je n'y ai pas rencontré de ces illuminations que l'on voit ici chaque nuit, à Kandy ou Colombo, et qui vainquent les lumières du ciel.. Mais j'ai aperçu dans l'ombre d'innombrables lucioles toutes bleues, comme celles de Ceylan, et aussi des points jaunes ou rouges qui s'écoulaient par longues files. Cela gardait une espèce de joie indomptable, et m'a donné la même émotion sacrée qu'une de ces fêtes que la nuit éveille dans nos forêts.
Vrai? Que tu es bête ! Je ne peux pas dire combien tu es bête... Et Londres?
Londres? Oui, j'ai poussé plus loin et franchi une mer encore. Enfin, un Souffle qui sentait le charbon, m'a certifié que je me trouvais sur Londres. Là ,je n'ai vu qu'une étendue tout à fait noire. A peine, en regardant bien, quelques étincelles comme il en court sur le charbon d'un papier brûlé.
Ainsi, tu l'avoues! Londres n'est plus. La Ténèbre l'a broyé.
Oh, pas du tout ! Au-dessus de la Cité dont j'ai très bien vu les toits intacts, n'as-tu pas observé qu'il flotte dans l'air d'énormes et innombrables cocons ? Chacun sécrète un long fil d'acier... J'ai admiré l'industrie de ces hommes, qui, habitués à faire des étoiles, se montrent soudain capables de tisser une pareille oeuvre.
- Tu est bête comme. .. Bête comme une bosse de zébu
Le Vent du Sud se fit grave :
- Quand au Front, dit-il, car je suis allé au Front, c'est un lieu terrible ! Des heurts effroyables font trembler l'horizon à chaque instant. Je sentais, avec horreur, mon haleine vaciller comme une flamme qui s'éteint. Et il est vrai que les hommes vivent là-bas sous terre, ni plus ni moins que des termites.
- Enfin, tu as du moins constaté cela!
- Minute! Ces hommes ne sont pas tout à fait des termites. Car voilà ce que j'ai observé. Je suivais du regard, dans la nuit, une escouade d'ombres qui s'avançait en rampant...
- C'est juste ! A présent, les hommes se sont mis à ramper. J'avais oublié de te le dire.
- Or, tout près du groupe, plusieurs de ces horribles fleurs de flamme qui jaillissent là-bas, se sont épanouies brusquement. Le groupe a pu arriver dans son fossé, à l'abri : mais il manquait une des ombres. Elle était restée en arrière, gisant sur le sol. Alors l'un des rescapés a quitté la fosse et, parmi les flammes qui continuaient à tonner, je l'ai vu ramper jusqu'au camarade, le saisir, et le porter jusqu'à l'abri. Je ne crois pas que (les termites...
- Assez! coupe le Vent du Nord, qui se gonfle de fureur comme un serpent naja, hérissant les épines de sa chevelure. Tu vas voir ce que je vais en faire, de ces hommes ! Couler leurs navires, dévaster leurs champs.
- Pourquoi ? Car, tu le sais, de nouveaux navires mettront le cap vers les quatre points cardinaux. Et, dès que je reparaîtrai, chaque sillon refleurira.

Luc Durtain

 


© Guy Maggay 1997-2003